Pollution au chlordécone dans les Antilles : « La responsabilité de l’État est avérée »

De 1972 à 1993, le pesticide chlordécone a été utilisé en Guadeloupe et en Martinique pour combattre un insecte dévastant les bananeraies.

De 1972 à 1993, le pesticide chlordécone a été utilisé en Guadeloupe et en Martinique pour combattre un insecte dévastant les bananeraies.
© istock / Flavio Vallenari

« La responsabilité de l’État est avérée » dans la pollution au chlordécone, un insecticide qui a contaminé les sols de Guadeloupe et de Martinique. C’est l’une des premières conclusions du rapport de la commission d’enquête parlementaire sur le sujet, présentées ce mardi 26 novembre. Le rapport sera rendu public le 2 décembre.

Six mois d’auditions, plus de 150 personnes interrogées sur ce qu’Emmanuel Macron a lui-même qualifié de “scandale environnemental”. La commission d’enquête parlementaire sur l’utilisation du chlordécone était chargée de mieux comprendre comment cet insecticide a pu être autorisé entre 1972 et 1993 dans les bananeraies des Antilles.

Qui est responsable ? Comment réparer les dégâts causés par le chlordécone ? « La responsabilité de l’Etat est avérée », peut-on lire dans la synthèse du rapport. « Malgré les remontées de terrain […], l’État a poursuivi les autorisations de vente du chlordécone, jusqu’en 1993. »

La responsabilité des acteurs économiques est aussi pointée du doigt. “Les groupements de planteurs et les industriels ont soutenu la vente du chlordécone.”

Le chlordécone, c’est quoi ?

Le chlordécone est un pesticide utilisé pour lutter contre le charançon, un insecte ravageant les bananeraies. Il a été utilisé pendant 21 ans, entre 1972 et 1993.

C’est aussi un perturbateur endocrinien et un cancérogène probable. Sa toxicité et son pouvoir persistant dans l’environnement étaient connus depuis 1975, lorsque les États-Unis l’ont l’interdit.

Les recommandations du rapport concernent la santé des Antillais ayant du chlordécone dans le sang, l’économie des filières agricoles et marines concernées par la pollution des sols, la recherche scientifique et les politiques publiques.

  • Recommandations en termes de santé

Vingt-six ans après l’interdiction du chlordécone dans les Antilles, 95% des Guadeloupéens et 92% des Martiniquais sont aujourd’hui contaminés par le produit, selon Santé Publique France.

Le rapport souligne que « ces personnes ne font l’objet d’aucun suivi, et ne bénéficient d’aucune explication, aucune prise en charge, aucune information ».

Le chlordécone aurait aussi des incidences sur le développement des enfants exposés pendant la grossesse, avec « des impacts possibles sur la prématurité des naissances ».

Il n’est pas question que seuls les petits producteurs de bananes […] reconnaissent leur mauvais usage de ce produit.

Christophe Lèguevaques, avocat de l’action collective conjointe qui réunit plus de 1 300 demandeurs

Comment indemniser les malades ? La création d’un fonds d’indemnisation des victimes des produits phytopharmaceutiques, inscrite dans le projet de loi de finances de la Sécurité sociale pour 2020, et récemment adopté en première lecture par l’Assemblée nationale, apporte une première réponse. Une réponse “limitée” et “incomplète”, ont déploré les membres de la commission d’enquête lors des auditions.

Serge Letchimy, député PS de Martinique et président de la commission d’enquête parlementaire sur le chlordécone, recommande “la mise en place d’un dépistage gratuit pour toutes les populations vulnérables”.

Justine Benin, députée MoDem et rapporteure du rapport, préconise d’« améliorer la formation des professionnels » et de « renforcer les programmes de prévention et d’éducation sanitaire, dans les écoles notamment ».

« Le rapport est accablant, tant il énumère des fautes sur plus de trente ans », assure Christophe Lèguevaques, avocat de l’action collective conjointe qui réunit plus de 1 300 demandeurs. “Mais, en droit, cela n’est pas suffisant.”

L’avocat souhaite faire reconnaître le préjudice d’anxiété, face à l’exposition prolongée au chlordécone. Le préjudice d’anxiété est « le même pour tous les demandeurs ». En sa présence, « pas besoin d’une expertise médicale individuelle ».

Christophe Lèguevaques souhaite aussi la création d’une commission Justice et Vérité. « Il n’est pas question que seuls les petits producteurs de bananes, poussés à utiliser le chlordécone par les grands propriétaires et leurs affidés, reconnaissent leur mauvais usage de ce produit. »

  • Conséquences économiques du chlordécone

La pollution au chlordécone « impacte fortement les maraîchers et les producteurs de fruits », indique la synthèse du rapport. Cet insecticide se retrouve dans l’eau, certains légumes, dans les viandes et les poissons. Conséquence : sur certaines parcelles, il n’est plus possible de cultiver des cucurbitacées comme des concombres ou des pastèques. Sur les zones côtières contaminées, il n’est plus possible de pêcher. « Le nombre de marins-pêcheurs a chuté en dix ans de près de 50% », indique le rapport.

“Ce drame environnemental, sanitaire et économique exige sans délai réparation”, explique Serge Letchimy à l’Agence France-Presse. Le député de Martinique et président de la commission d’enquête parlementaire sur le chlordécone préconise “des mesures de traçabilité de tous les produits alimentaires, issus des circuits formels et informels, dans les trois années à venir”.

Serge Letchimy évoque aussi “un plan d’ampleur de dépollution des terres pris en charge par l’État, des indemnisations à la hauteur de la crise pour les agriculteurs de la diversification et pour les pêcheurs, l’analyse gratuite des sols réalisée dans un délai de cinq ans pour un budget de l’ordre de 25 millions d’euros”.

  • Reconnaissance de l’Etat du « désastre sanitaire »

En septembre 2018 aux Antilles, Emmanuel Macron jugeait que cette pollution était le “fruit d’un aveuglement collectif”, dans lequel l’État “a sa part de responsabilité”.

Auditionnés par la commission d’enquête, plusieurs ministres ont aussi reconnu la faute de l’État, à “une époque où la Santé publique pesait moins dans les décisions qu’aujourd’hui”, a avancé la ministre de la Santé Agnès Buzyn.

À Paris, en Martinique et en Guadeloupe, des responsables d’administrations et des services de l’État ont été entendus, ainsi que des agences sanitaires, des experts scientifiques, les producteurs de bananes, les industriels qui ont mis le pesticide sur le marché, d’anciens élus locaux, ainsi que des associations de citoyens.

  • Recherche scientifique sur le chlordécone

Mieux connaître les impacts sur la santé, trouver des solutions pour dépolluer les sols. Le rapport recommande aussi de faire de la recherche sur le chlordécone une priorité, notamment dans le domaine de la santé. Des questions demeurent sur le caractère cancérogène du produit, mais aussi sur les possibilités de dépolluer les sols.

Après les insuffisances constatées des Plans Chlordécone successifs mis en place par l’Etat depuis 2008, toutes ces recommandations devront s’inscrire dans le quatrième Plan prévu en 2020. Le rapport doit être rendu public le 2 décembre.